Pris en étau entre un dialogue-reddition
et un radicalisme suicidaire, le mouvement citoyen est dans l'impasse.
Clans du pouvoir et groupes d'intérêts en mission dans
l'opposition se sont ligués pour dévoyer l'organisation
des aârouch, avant de la faire imploser. Même au prix d'un
nouveau bain de sang
Par Arezki Aït-Larbi (*)
Sept mois après la provocation
criminelle qui a fait plus d'une centaine de morts et des milliers de
blessés, le pouvoir persiste dans la tactique de la ruse et du
mépris. A la brutalité de la répression sanglante
ont succédé des techniques de guerre psychologique dignes
des S.A.S. coloniales. Redoublant de fureur, les manipulateurs de l'ombre
s'agitent dans plusieurs directions pour discréditer la contestation,
briser son organisation et marginaliser ses animateurs, à défaut
de les corrompre. En quelques mois, ils ont réussi à transformer
la frondeuse Kabylie, jadis surnommée la " Petite Suisse"
, en une dangereuse zone de non-droit. A défaut de rétablir
l'ordre de l'arbitraire et du mépris par la matraque et le kalachnikov,
le pouvoir s'est résigné à organiser le désordre
et l'insécurité par le laxisme et la démission.
Par malfrats interposés, recrutés dans le " milieu
" le plus glauque, il a attisé la délinquance, encouragé
la criminalité, protégé les tripots clandestins
et multiplié les cloaques à ciel ouvert. Pour assurer
l'impunité à ses hommes de main, il a neutralisé
la justice et la police, sommées de renoncer à leurs prérogatives
légales les plus élémentaires, poussant ainsi les
aârouch à assumer un véritable pouvoir parallèle.
L'objectif de cette démission programmée de l'Etat est
maintenant clair : exacerber le mécontentement populaire par
le pourrissement et pousser les citoyens, menacés dans leur dignité
et leur intégrité physique, à isoler les contestataires
et revendiquer le retour des gendarmes, toujours en quarantaine, sur
le terrain des opérations !
A l'intérieur de l'organisation citoyenne, des agents infiltrés
dans différentes coordinations tentent, à coups de blocages
répétés et de surenchères aussi puériles
que dangereuses, de faire imploser le mouvement et de précipiter
la région dans une " guerre civile locale ". Dans ce
contexte trouble entretenu artificiellement, les spécialistes
des coups tordus ont inventé une nouvelle technique de manipulation
: l'" autodialogue " ! Ainsi, des aârouch, créés
in vitro et animés par des fonctionnaires en cagoule, ont été
désignés représentants du mouvement et interlocuteurs
par décret ! Puis des " citoyens libres ", autoproclamés
porte-parole de la " majorité silencieuse écrasée
entre le marteau du pouvoir et l'enclume des aârouch ", ont
pris le relais pour jouer les " facilitateurs " (sic). Après
avoir appelé aux négociations entre les " deux belligérants
", ces " hommes de bonne volonté " ont été
reçus par le Premier ministre comme représentants des
aârouch au nom d'un énigmatique " devoir de substitution
citoyenne " ! N'eût été la gravité des
conséquences que cette démarche aussi improductive que
dangereuse ne manquera pas d'engendrer, l'indigence du scénario
aurait tout juste prêté à sourire, tant elle révèle
les atavismes d'un passé décomposé que l'on croyait
révolu. Avec la résurrection des " dinosaures ",
la machine à remonter le temps a réveillé aussi
les vieux réflexes des " élites " de (s) service
(s) qui applaudissent ce dialogue frelaté comme le " dernier
rempart contre le danger qui menace l'unité nationale "
!
Reniant brusquement un humanisme de circonstance, véritable tenue
de camouflage d'un engagement politique mal assumé, des missionnaires
de la " réconciliation nationale " qui, pendant dix
ans, ont prêché un discours de curé, exhortant islamistes
et pouvoir à s'aimer les uns les autres, ont adopté, face
au drame qui a ensanglanté la Kabylie, un " ethnicisme "
atavique. Pendant les années de terreur, ces compagnons de route
de l'intégrisme qui condamnaient, suprême coquetterie,
" la violence d'où qu'elle vienne " exigeaient un constat
d'huissier en cinq exemplaires avant toute mise en accusation des islamistes
dans les massacres collectifs des populations. Depuis le " Printemps
noir ", ils se sont reconvertis en avocats du crime, justifiant
les " pauvres gendarmes " plongés " dans un climat
de haine et de xénophobie en milieu hostile ", qui n'auraient
ouvert le feu que " pour défendre leur vie et celle de leurs
proches " !
Dans les salons politiquement corrects de la capitale, cet anti-kabylisme
à fleur de peau s'affiche désormais sans complexe comme
une conviction d'avant-garde, et continue de rythmer les stratégies
politiques du sérail et de sa périphérie. Pour
tous les réservistes du régime, sociologues de bistrot,
journalistes en civil, chefs de kasma non repentis, islamistes en alpaga
et autres indicateurs en activité, la Kabylie doit être
acculée à un choix cornélien : accepter l'humiliation
d'un dialogue-reddition ou subir les conséquences sanglantes
d'un radicalisme suicidaire. Cette sainte alliance, qui regroupe tous
les résidus des " thawabits " fascisantes, a bénéficié
du renfort d'" opposants " virtuels qui accourent au secours
d'un système qu'ils feignaient, jusque-là, de combattre.
Dopés aux hormones de scandaleuses indemnités parlementaires,
grassement nourris et luxueusement logés dans les palaces de
la capitale aux frais du contribuable, ces fonctionnaires de la contestation
à l'engagement aussi tardif que suspect éructent, vocifèrent
et condamnent toute remise en cause de leur tutelle quasi régalienne
sur la région comme un complot du pouvoir ! Après une
carrière bien remplie dans les appareils du parti unique et de
ses annexes civiles et militaires, ils se découvrent, à
l'âge de la ménopause, une âme d'émeutier
et n'hésitent pas à marquer toute dissidence du sceau
de l'infamie, réduisant ainsi le débat politique à
un vulgaire rapport de Renseignements généraux. Bref !
Les griefs de cette meute, en apparence hétéroclite et
plurielle, mais dont les représentants les plus médiatisés
émargent à la même caisse noire, tournent principalement
autour de l'archaïsme supposé des aârouch qui dirigent
la contestation pacifique en Kabylie.
Malgré des manipulations multiformes tendant à le confirmer
artificiellement, cet argumentaire de caserne ne résiste pas
à la réalité des faits.
Redistribution des cartes
Levons d'abord un malentendu sémantique. Par un mélange
perfide d'ignorance crasse et de mauvaise foi criminelle, les orfèvres
du prêt-à-penser ont volontairement fait l'amalgame entre
l'âarch (pluriel : laârach) de Kabylie, avec les aârouch
et autres âourouchia de certaines régions arabophones.
Il suffit pourtant d'un brin d'honnêteté intellectuelle
pour reconnaître que les premiers laârach ne recouvrent
rien d'autre qu'un ensemble de villages d'un espace géographique
homogène. Par extension, ils désignent, depuis le printemps
2001, l'encadrement de la contestation pacifique, même si nombre
de villages ont choisi le découpage administratif des communes
et des daïras pour la coordination de leurs comités. Rien
à voir donc avec les seconds, les âourouchia, synonyme
d'allégeance clanique à des féodalités tribales,
sur la base de liens de sang.
Plus qu'une résurgence nostalgique du passé, la structure
de laârach, avec tajmaât (assemblée de village) et
le comité de quartier dans les villes comme éléments
de base, a gagné, en quelques mois, ses galons d'organisation
démocratique d'avant-garde. En libérant le combat citoyen
des luttes intestines stérilisantes, elle a redonné à
la contestation autonome et à la générosité
militante leurs lettres de noblesse.
Devant le vide laissé par les organisations classiques, partis,
syndicats et associations, rejetés à tort ou à
raison par la jeunesse révoltée, elle a réussi
le pari d'encadrer des émeutes inorganisées, d'orienter
la colère sur la voie pacifique et de lui fixer des objectifs
politiques. Contrairement aux âourouchia, relais traditionnels
des clans qui squattent encore le sommet de l'Etat,l'organisation de
laârach est un contre-pouvoir qui a réhabilité le
citoyen, en lui offrant, dans un moment de crise aiguë, un cadre
d'expression libre pour exorciser ses démons et porter ses espérances.
Dans un champ politique en carton pâte pollué par les reniements
à répétition et l'opportunisme carriériste,
l'irruption sur la scène publique de la contestation autonome
a accéléré la décantation et redistribué
les cartes entre les différents courants qui traversent la région.
En sonnant le glas des alliances contre nature, la colère citoyenne
a imposé aux demi-pensionnaires de la démocratie des révisions
déchirantes, mais incontestablement salutaires pour la clarification
des enjeux et des objectifs stratégiques. Otage pendant dix ans
d'une " guerre civile fratricide ", qui a condamné
la Kabylie à un rôle de supplétif du pouvoir ou
des islamistes, cette contestation a tracé la voie pour une alternative
démocratique autonome et rejeté comme les deux têtes
d'une même hydre liberticide aussi bien les sergents-recruteurs
de l'ordre militaire que les chouyoukh-prédicateurs du désordre
intégriste.
Dialogue frelaté Sans ce sursaut de dignité, la Kabylie
était condamnée à subir l'humiliation permanente
comme un gage de bonne foi qu'un pouvoir aux abois devait offrir à
ses alliés intégristes. Ultime provocation avant la déflagration
sanglante du Printemps noir, Abdelaziz Bouteflika n'avait pas hésité
lors d'un meeting en septembre 1999 à Tizi Ouzou à traiter
les Kabyles de " nains " (!), leurs revendications de "
baudruche " qu'il allait " dégonfler " et ironiser
sur l'indigence de leur culture culinaire ! Plus ou moins assumé
publiquement, l'ostracisme anti-kabyle, principale " constante
" de la vie politique depuis la crise anti-berbère de 1949
dans le PPA/MTLD, prenait ainsi un caractère officiel ! Le 14
juin 2001, la " concorde civile " dévoilait une fraternisation
inattendue lorsque des policiers en service et des émirs des
GIA amnistiés, enfin réconciliés dans la lutte
contre l'ennemi commun, menaient au coude à coude une véritable
chasse aux Kabyles dans les rues d'Alger. Se croyant encore algériens,
ces centaines de milliers de citoyens n'avaient pourtant qu'un seul
objectif : manifester pacifiquement dans ce qu'ils considéraient
comme la capitale de leur pays et exposer leurs revendications aux plus
hautes autorités. Une offre de dialogue noyée dans un
bain de sang, de mensonges et de haine. Malgré cette Saint-Barthélémy
et les provocations multiformes des manipulateurs de l'ombre, les délégués
dûment mandatés par la région ont su garder leur
sang-froid et maintenir le mouvement sur la voie pacifique. Par trois
fois (le 5 juillet, le 8 août et le 5 octobre), ils ont récidivé
sur la voie d'un dialogue qu'ils voulaient transparent et loyal, en
brandissant le drapeau algérien dans une main et la plate-forme
de revendications d'El Kseur dans l'autre. Par trois fois, ils ont été
violemment refoulés vers leur " réserve " par
un impressionnant dispositif de répression, faisant de la petite
localité de Naciria la première borne d'une frontière
symbolique qui sépare, chaque jour davantage, la Kabylie du reste
du pays. Pour le pouvoir, la cause est donc entendue : il ne peut y
avoir de " dialogue " que dans l'humiliation de la région,
la reddition de ses " troupes " et la récupération
de leurs " chefs ". Les appels répétés
invitant les contestataires à se doter d'une direction identifiée,
de leaders reconnus et de porte-parole officiels ne visent en fin de
compte qu'un seul objectif : favoriser l'émergence d'un Madani
Mezrag kabyle pour négocier la fin de la révolte, en contrepartie
de privilèges, notamment matériels, pour lui et ses principaux
lieutenants. S'il est admis que tous les conflits, même les plus
meurtriers, se terminent toujours autour d'une table de négociations,
force est de constater que la main tendue par le pouvoir pour un dialogue
biaisé relève des farces et attrapes. Est-il, en effet,
nécessaire de " dialoguer " pour faire respecter les
lois de la République, appliquer le droit, protéger le
citoyen et juger les assassins et leurs commanditaires ! Est-il nécessaire
de " dialoguer " pour reconnaître l'identité,
la culture et la langue d'un peuple ? Sept mois après le début
du Printemps noir, un terrible constat s'impose. Pour répondre
de la mort tragique d'une centaine d'adolescents, et des graves blessures
infligées à des milliers d'autres, handicapés à
vie, il n'y a ni responsable ni coupable. Même les assassins subalternes,
nommément mis en cause par la commission d'enquête présidée
par le professeur Issad, continuent de jouir d'une troublante impunité.
Au sommet de l'Etat, aucun responsable, civil ou militaire, n'a été
limogé, aucune démission qui aurait pu sauver les apparences,
à défaut de sauvegarder l'honneur, n'a été
enregistrée. Isoler les apprentis-Taliban Au risque de choquer
les émeutiers par procuration et autres " radicaux "
du week-end, les animateurs autonomes et représentatifs de la
contestation, qu'ils soient " modérés " par
réalisme ou " extrémistes " par conviction,
doivent sortir de l'autoglorification et des fantasmes nombrilistes
pour décoder les signes inquiétants d'opérations
qui tentent d'asphyxier le mouvement et de l'entraîner sur des
voies sans issue. Otage d'une alliance objective d'appareils politiques
qui poussent aux dérapages, de services policiers qui planifient
les dérives et d'opportunistes convaincus que leur " heure
de gloire a enfin sonné ", différentes coordinations
sont devenues de monstrueux appareils liberticides, croisement d'un
Conseil de la révolution stalinien et d'un madjlis echoura intégriste
: procès en sorcellerie pour divergence d'opinions, condamnations
à mort pour l'expression d'une dissidence, fatwas pour égorger
les " traîtres-dialoguistes " et appels à la
séquestration de leurs enfants Dans ce climat délétère
où tous les coups semblent permis, la Kabylie, plus fragilisée
que jamais, est dans l'il du cyclone. Des légionnaires en uniforme
de " jusqu'au-boutiste ", parachutés dans certaines
coordinations à l'insu des citoyens qu'ils prétendent
représenter, tentent d'imposer un véritable pouvoir de
fait accompli sur la région, contre la région, allant
jusqu'à annoncer l'entrée en scène imminente de
Groupes imazighen armés (GIA !) pour exécuter les "
traîtres-dialoguistes " Incontestablement commandités
par les manipulateurs de l'ombre, ces dérapages terrifiants d'apprentis
taliban tendent à accréditer les thèses qui, depuis
quelque temps, suggèrent de troublantes similitudes avec l'intolérance
sanguinaire du mouvement intégriste. Prélude à
une reprise en main musclée de la Kabylie, cette " préparation
psychologique " de l'opinion vise à légitimer l'expédition
sanglante qui se prépare contre la région. Dans la presse
proche du pouvoir et des milieux nationalo-islamistes, des voix "
inspirées " appellent déjà à la "
restauration de l'ordre républicain et de l'autorité de
l'Etat sur la moindre parcelle du territoire national ", et conjurent
l'armée de " sévir contre les Kabyles, comme elle
l'a fait contre les islamistes " Face aux tentations totalitaires
et fascisantes des manipulateurs de l'ombre qui, à défaut
d'obtenir la reddition du mouvement par un dialogue frelaté,
poussent aux dérives suicidaires, la volonté citoyenne
doit reprendre ses droits pour éviter le bain de sang en préparation
qui ne servirait, en fin de compte, que les luttes d'influence au sommet
de l'Etat. Grâce au fonctionnement démocratique de leurs
comités, élus en assemblée générale,
et à la vigilance de leurs délégués, nombre
de villages et de quartiers ont réussi à déjouer
ces provocations criminelles. En suggérant lors du dernier "
conclave " de la Coordination de wilaya à Tizi Ouzou la
relégitimation de tous les délégués par
un retour à la base, leurs animateurs ont bien senti le danger
qui menace la région et trouvé cette parade comme ultime
rempart contre l'infiltration d'agents provocateurs. Libéré
des manipulations politico-policières, le débat démocratique
permettra alors à la population de trancher un débat qui
la concerne au premier chef : dialogue conditionné mené
par les véritables représentants du mouvement ou radicalisation
volontaire et consciente qui mettrait les adultes aux premières
lignes du front. C'est là l'unique voie pour isoler les apprentis-Taliban
et déjouer les fantasmes revanchards de leurs officiers traitants
A. A.-L.
*Journaliste